Elle cherchait Poisneuf dans tout Paris, en veillant à ne pas se faire repérer. Il n’était guère probable qu’il ait quitté la capitale. Cela faisait une semaine qu’il demeurait invisible et sa demeure, au-dessus du restaurant, restait vide.

Sa disparition était un mystère. Lui était-il arrivé un accident ? C’était peu vraisemblable car La Grande Licorne avait été fermée comme d’habitude et rien n’indiquait un départ précipité. S’était-il douté de quelque chose ? Dans ce cas, pourquoi se cacherait-il, alors qu’il eut été plus simple pour lui de la réduire au silence d’une façon ou d’une autre ?
Un commissaire, sans doute prévenu par un voisin, l’avait interrogée hier, ainsi que Monsieur de Neuville, l’homme qui s’était interposé entre Poisneuf et elle. Une semaine d’absence inexpliquée du patron d’un restaurant à la clientèle fournie était un phénomène suffisamment inhabituel pour intriguer la police.
Ou bien était-ce ce de Neuville qui avait fait disparaître Poisneuf en prenant soin de ne laisser aucune trace ? Au commissariat, ils ne s’étaient dits que quelques phrases. Elle le connaissait un peu depuis quelques semaines, depuis qu’il était devenu son protecteur. Ayant l’expérience des hommes, elle le devinait capable de violence. Ils disposaient d’une cachette où déposer des messages, mais elle craignait que Poisneuf ne l’ait découverte et elle n’osait pas y passer.
Le commissaire n’avait pas dissimulé ses soupçons à leur égard. Il avait recueilli des témoignages de clients concernant les altercations de la femme avec Poisneuf. Tout comme de Neuville, il s’en était fallu de peu qu’elle ne soit mise en cellule. Heureusement, le commissaire n’avait fait que les interroger.
Tant que Poisneuf n’aurait pas réapparu vivant ou mort, il était plus sage de se faire discret. Elle avait élu domicile chez une amie, au dernier étage d’un immeuble du boulevard du Temple, ce quartier dont elle connaissait chaque ruelle, chaque cour et chaque café.

Et puis non. Ce qu’elle avait entendu dans la bouche de Poisneuf au sujet d’un « grabuge » à venir l’intriguait trop. Et il lui fallait comprendre quel rôle précis de Neuville jouait dans cette histoire. Cet homme qui pouvait passer en quelques secondes de la plus grande douceur à la plus grande brutalité produisait sur elle une mystérieuse séduction.
Maintenant qu’elle s’était fondue dans l’anonymat du petit peuple de la capitale, il lui semblait plus facile et moins risqué de prendre l’initiative.

Après une courte sieste, elle s’habilla, masqua le haut de son visage par une coiffe constituée d’un bonnet et d’un mouchoir de couleur et descendit les quatre étages. Il était temps qu’elle interroge à nouveau ses amies les filles des rues.
Lorsqu’elle parvint sur le trottoir, elle réajusta d’un geste machinal ses cheveux bruns sous sa coiffe, révélant un instant, tatoué sous l’oreille, un petit animal ressemblant à un chien ou un cheval.
La tête baissée, mais l’esprit en éveil et les yeux aux aguets, elle se dirigea vers un estaminet où elle avait des chances de rencontrer Carole, une amie elle aussi habituée de La Grande Licorne. Avant de subir des déboires qui l’avaient conduite dans les griffes d’un proxénète, Carole avait travaillé chez un marchand de poissons qui approvisionnait Poisneuf.
Elle était bien là – dans l’attente d’un client ou se reposant après un début de journée bien rempli, son amie n’osait jamais demander.
Toutes deux s’installèrent à l’abri des regards, dans un coin sombre de la petite salle remplie de fumée, de bruits et d’odeurs diverses.
À la première question, Carole répondit :
– Non, je pense que Poisneuf n’a pas prévenu mon ancien patron qu’il allait fermer le restaurant. Je l’ai vu il y a trois jours. Il m’en aurait parlé.
Elle reprit, hésitante :
– Excuse-moi… Je ne comprends pas pourquoi tu recherches ce gars, après ce qu’il t’a fait…
– J’ai besoin de savoir si je dois chercher un travail ou pas, mentit la femme au tatouage. Il aurait pu me prévenir de son départ ! Il n’a rien dit non plus au commis…
– Commande à boire, s’il te plaît, j’ai soif, l’interrompit l’autre.
Lorsque deux verres de vin furent posés devant elles, Carole regarda son amie droit dans les yeux :
– Je vais te dire une chose, mais promets-moi en une autre : aide-moi à quitter cette vie de misère, je n’en peux plus. Dans un an je suis morte si je continue ainsi.
– Je te le promets, Carole. Je ferai tout mon possible.
Cette fois, elle n’avait pas le sentiment de mentir.
Carole attira vers elle son amie, afin qu’aucune oreille indiscrète n’entende ce qu’elle avait à dire.